LE SPLEEN DU RETOUR…

Au revoir Santiago…le pèlerin se retourne une dernière fois avant que la cathédrale ne disparaisse à ses yeux et qu’il la classe parmi ses plus beaux souvenirs!

Santiago ! Santiago ! Ce nom nous porte tel un objectif à atteindre tout le long du Chemin. Il nous donne des ailes, lors de la descente de Monte do Gozo. Nous survolons ce pont à l’entrée de la ville sans presque prendre le temps de photographier le panneau indicateur nous signalant notre arrivée au but. Nous traversons les faubourgs au pas de course et slalomons dans le dédale des ruelles pour enfin surgir sur la Plaza del Obradoiro, à l’ombre de cette cathédrale tant sublimée. Enfin nous posons nos pieds sur la borne zéro et marquons ainsi la fin de notre périple. Tout s’achève ici ! Vidé on s’écroule en larmes. Hébété, on s’assied sur un muret ou sur les marches de la cathédrale. Immobile, le regard hagard, délavé par le soleil et la pluie, on observe les gens qui bougent autour de nous. On reconnaît de ça et là des visages connus, des visages qu’on n’avait plus vus depuis trois jours, une semaine ou plus d’un mois. On se salue, on s’étreint, on s’embrasse. Encore un petit tour à la messe des pèlerins où ce merveilleux chant, accompagné à l’orgue, souligne la majesté de la cérémonie du botafumério. Un dernier arrêt chez Manolo pour partager un ultime repas avec nos frères et sœurs d’un moment. Puis tout s’achève, demain il faut à nouveau retourner de là où l’on vient, soit en voiture, en bus, en train ou pire encore, en avion. Arrivé chez soi un étrange malaise nous saisi, une espèce de mal être, une impression de vivre à coté de ses pompes qui peut durer quelques jours, quelques mois, peut-être quelques années. C’est le spleen du retour que nous allons essayer d’analyser au travers de cet article.

Que c’est il passé pour que nous éprouvions cette mélancolie après avoir connu tant de bonheur ? Un jour nous sommes partis du Puy, de Vézelay, d’Alsace ou d’ailleurs sans vraiment savoir pourquoi. Les motivations du départ sont rarement déclarées, au mieux quelques raisons nous apparaissent lors du chemin. Mais une force indescriptible nous a poussés sur le Chemin. Nous avons tout quitté, tout ce qui nous rattachait à une vie que nous souhaitions mettre entre parenthèse un certain temps, peut être pour en changer, mais en tout cas pour la suspendre le temps de la réflexion. Derrière nous la sécurité de la routine, le confort des habitudes, l’aisance qu’apportent les biens matériels, le bien être qu’on éprouve dans l’environnement social où l’on est reconnu. L’on abandonne tout cela pour se lancer dans l’inconnu d’un Chemin que l’on croit mythique parce que des millions de pèlerins l’ont déjà emprunté avant nous. Les difficultés apparaissent très vite : ampoules aux pieds, douleurs musculaires, hantise de la tendinite qui nous stopperait sur place. Il nous faut affronter le froid, la faim, la fatigue, les journées entières de marche sous la pluie, traverser l’Aubrac sous la neige (pour certains) , patauger dans les sentiers boueux, se perdre sur le Chemin en raison d’un balisage défectueux, dormir dans des dortoirs bruyants, s’accoutumer à la promiscuité permanente. Bref, toutes ces difficultés vont être vaincues, mais petit à petit et sans qu’on s’en aperçoive car nous modifions notre métabolisme, nous nous adaptons à ces nouveaux rythmes biologique et sociologique inconnus jusqu’à lors et nous nous accommodons à ce nouvel environnement.

Cependant, tous ces tourments ne pèsent plus rien par rapport à l’immensité du bonheur vécu. Cette joie intense éprouvée lorsqu’on démarre au petit matin, lorsque l’éclat du jour a chassé les ténèbres et que la grande lumière commence à paraître. Cette euphorie qui nous envahi lors de chaque lever du soleil, le plus souvent dans la brume du matin. Ce plaisir de nettoyer nos chaussures lors de nos premiers pas dans la rosée. Cette sensation de légèreté renouvelée chaque jour par la conscience de la liberté retrouvée. Ce ravissement offert par la nature qui se renouvelle au printemps, les couleurs des fleurs qui transforment le paysage en tableau de maître. L’enchantement procuré par le chant des oiseaux qui nous interprètent un concerto avec le coucou au fond des bois comme soliste. La sensation d’élévation que l’on ressent en admirant la splendeur des chapelles, églises et cathédrales rencontrées sur le chemin. Le bien être d’une douche chaude à l’arrivée et l’euphorie d’un plat de pâtes fraternellement partagé le soir au gîte. Et par dessus tout, la richesse des rencontres effectuées, celles des gens qui vivent au bord du Chemin en partageant le même idéal avec ces pèlerins qui défilent devant leur porte et qui nous accueillent comme des membres de leur famille. Ainsi que ces rencontres avec ces autres pèlerins si différents de nous mais qui cheminent tous, portés par la Foi, par l’Espérance d’un monde meilleur, par le désir d’une humanité plus fraternelle, par d’autres attentes plus personnelles et plus intimes qui leur appartiennent et que nous pressentons sans les connaître parce que tout simplement nous avons cheminé avec eux.

Le Chemin a quelque chose d’héroïque, non pas que le pèlerin soit un héros, mais parce que le chemin conduit celui qui s’y engage vers le dépassement de lui même. Parce qu’il permet à celui qui s’y aventure d’actualiser en lui l’archétype du parcours de l’âme, de la conscience humaine.

Il est religieux au plein sens du terme. Parce qu’il restitue l’homme dans ses racines de nomade. Parce qu’il l’inscrit au cœur d’une tradition universelle (celle du pèlerinage) connue de toutes les civilisations, de tous les temps, de tous les continents. Parce qu’il relie l’homme à la nature et par elle au Principe. Parce que sur le chemin, rien ne s’oppose au passage de la Lumière. Parce qu’il est voyage et reconnaissance du véritable « opus dei » sous la forme du travail de la nature et de celui des hommes. Parce qu’il est chemin de solidarité et de fraternité.

Il a quelque chose d’alchimique y compris dans ses manifestations les plus élémentaires. Toutes ces journées passées sous le soleil, mais ne faut-il pas passer la matéria prima au creuset pour la dissocier? Toutes ces journées passées sous la pluie dense, mais ne faut-il pas plusieurs fois procéder aux lavures pour recueillir le sel?Les chaussures dans la poussière ou la boue de la terre, les cheveux dans l’air du vent. Voici le pèlerin au centre des quatre éléments.

Il a aussi quelque chose d’initiatique. Parce qu’il éclaire l’être sur ses limites (mais il n’y a de limites que celles qu’on accepte ou qu’on s’impose à soi même), sur les attitudes qu’il a vis à vis du monde qui l’entoure. Parce qu’il l’invite à renouveler et à élargir la perception qu’il en cultive. Parce qu’il remet l’homme au contact des éléments naturels et de leurs principes radicaux. Parce qu’il est apprentissage, celui de la route, compagnonnage, celui des rencontres. Parce que ce chemin, qui fait d’un touriste un pèlerin, conduit vers la maîtrise en obligeant l’homme à trouver en lui même les sources de sa spiritualité, de sa Lumière. Parce qu’il est un immémorial chemin de Sagesse. Parce qu’il réclame et insuffle de force. Parce qu’il témoigne de la beauté des œuvres de la nature et du travail des hommes.

La plupart des mythologies nous parlent d’une chute primordiale. En effet, l’homme avant d’avoir acquis sa forme dans la matière a vécu avec Dieu (Gen. 1,26-27). Il en a encore la conscience au fond de lui et, ainsi, ressent son existence sur terre comme un exil dans un monde qui n’est pas le sien. En éprouvant la nostalgie de son état édénique primordial il n’aura de cesse de remonter vers le Principe d’où il est issu. Mais on ne passe pas du monde de la matière, celui de la manifestation grossière, au monde de l’Esprit, celui du non manifesté, sans une transition dans un monde intermédiaire, celui de l’âme. C’est un monde médiateur entre le monde matériel et le monde éternel. Il échappe à la spatialité et à la temporalité terrestres. Il est situé entre Ciel et Terre et c’est à la fois le lieu des possibles et le lieu des réalisations où se rencontrent les êtres subtils. Le lieu où peut s’opérer la relation entre l’âme et le Divin. Ce monde intermédiaire est celui où les formes sensibles s’immatérialisent et où les intelligences pures prennent une corporéité spirituelle.

C’est ainsi, qu’en opérant un détachement de tout ce que nous jugions comme nécessaire et un renoncement à tout ce que nous pensions essentiel que le Chemin réalise notre dépouillement indispensable et nous fait pénétrer dans ce monde intermédiaire qui nous procure cette sensation de vivre ici un « avant goût du Paradis ». En effet, arrivés sur la Plaza del Obradoiro nous avons perdu tout ce qui est inutile : nos illusions, le goût du confort, nos habitudes et aussi quelques kilos en trop. Mais nous avons gagné la pureté que confère l’ascèse, la certitude que la Lumière existe et la connaissance du bonheur ressenti dans l’Amour. Car, comme le disait Ibn’Arabî : « Si tu aimes un être ou la nature pour sa beauté, tu n’aimes nul autre que Dieu, car il est l’Etre-Beau. Ainsi, sous tous ses aspects, l’objet de l’Amour est uniquement Dieu. »

La magie du Chemin est en fait une grâce qu’Il nous fait, un merveilleux cadeau qu’Il nous offre. Rappelons nous ce qu’avait écrit Guénon, « les différents stades initiatiques sont souvent décrits comme les étapes d’un voyage…  » Être en voyage, en Chemin, est donc synonyme de cet état de recherche, d’errance, qui est état intermédiaire et probatoire nécessaire à l’individu comme pour les peuples, ainsi que nous en donnent l’exemple les Hébreux « errant pendant quarante ans dans le désert avant d’atteindre la Terre promise ». Le Chemin qui n’est autre que la « Voie Lactée » visant à rejoindre le champ des étoiles, c’est-à-dire le « Compostelle » dans son sens véritable. Le Pèlerinage terrestre est donc, en même temps, un voyage céleste effectué par le « noble voyageur » celui qui s’initie aux mystères de l’hermétisme. Finalement, c’est en parcourant ce Chemin, en effectuant le Pèlerinage sacré que se dévoilent les « Petits Mystères », la connaissance des lois cosmiques du domaine dit « intermédiaire » et que nous nous rapprochons du Centre.

Voilà ce que représente le Chemin, par son abandon de tout : il est une intrusion dans le monde intermédiaire. En tant que progression vers son être intérieur, il procure la sensation du rapprochement avec le Principe et du retour à l’état adamique primordial. Les portes de l’Eden se sont entre ouvertes et les chérubins, armés de leur glaive nous invitent au retour. C’est cette perception paradisiaque, vécue le temps d’une parenthèse dans notre vie qui nous offre cette impression « d’avant goût du Paradis ».

Il n’est pas étonnant, alors que la parenthèse se referme, que l’on ressente le retour dans la matière du quotidien comme une deuxième chute. L’on ne c’est même pas rendu compte que celle-ci était programmée dès le Cebreiro, d’où partent les bornes qui tous les cinq cents mètres en font le compte à rebours. Tout ce qui nous était familier avant notre départ devient soudain étrange. Nous devenons des inadaptés à la vie qui était pourtant la nôtre. Nous vivons ici, mais nous sommes ailleurs. Ce décalage entre notre existence et notre essence véritable insuffle cette nostalgie que nous avons dénommée le spleen du retour.

Alors, y a-t-il des remèdes ? Bien sûr ! Et ils sont nombreux. Le plus évident, mais aussi le plus difficile à mettre en œuvre est d’essayer de prolonger le Chemin dans la vie de tous les jours. De transmettre à tous ceux qu’on aime notre flamme, notre besoin d’Amour et ce qu’il faut pour qu’ils ressentent, eux aussi, l’envie de partir à leur tour. Un autre remède consiste à se retrouver entre pèlerins au sein d’une Association, car le pèlerin est grégaire. D’initier les candidats au départ et d’échanger avec les anciens uniquement pour le bonheur de l’évocation de merveilleux souvenirs communs. Il existe certainement encore bien d’autres remèdes. Mais le meilleur parmi eux est encore de repartir, de se replacer sur le Chemin quel qu’il soit (chemin intérieur ou chemin de poussière et de cailloux), il n’est pas nécessaire qu’il aboutisse à Santiago. Nous l’avons tous compris, ce n’est pas Santiago qui est important, c’est le Chemin. Après tout, la borne zéro de la Plaza del Obradoiro marque plutôt un début qu’une fin. Alors, Frère pèlerin, remets tes chaussures, reprends ton sac et ton bâton et marche. Tu verras !

ULTREÏA & SUSEÏA

Gilbert Buecher